Laure Vasconi par Jean Marie Durand

« Peut-on envisager une forme narrative proprement photographique ? ». Secrètement, le travail de Laure Vasconi répond à cette question de l’écrivain John Berger, posée dans son essai Comprendre une photographie.

Moins illustratrices que porteuses d’histoires potentielles, ses images traduisent depuis plus de vingt ans cette croyance dans la possibilité d’un récit qui dans ses replis intimes déploie une forme accomplie, à condition de n’y chercher rien d’autre que l’expression d’un regard confronté aux mouvements des êtres et à l’inertie des choses. Le récit, c’est son regard, les histoires, ses images.

Rien n’est démontré, mais tout est regardé, rien n’est prouvé, mais tout est juste. A sa place. L’image n’est que la traduction d’un sentiment du monde, sa projection même, c’est à dire des histoires que le regardeur y puise. Dans son dernier livre, L’après jour, la photographe précise que ses images se situent bien « au croisement du réel, de l’intime et de la fiction » ; comme une manière de rappeler que son oeuvre, même sous forme de journal photographique, se refuse à toute assignation à résidence esthétique, échappe aux formats figés de la séparation des genres à l’intérieur de la photographie, pour explorer des voies multiples, dans une attention continue et renouvelée à des espaces, des visages, des ombres, des silhouettes de dos, des rues embrasées, des ciels, des murs, des villes invisibles, des arbres, à la lumière elle-même, entre aube et crépuscule, aux jours d’après, comme à des énigmes dont on espère la résolution. 

Les objets de son attention oscillent entre le vrai et l’imaginaire, le dur et le cotonneux, l’abrasif et le liquide. Le réel plein d’aspérités, capté dans ses photos d’architecture révélant la matière brute et ciselée de bâtiments en construction, s’imprime autant que l’introspection poétique, déployée dans ses images d’errance urbaine ou de complicité familiale. Les deux démarches ne s’opposent pas, elles s’attirent comme deux champs magnétiques aspirent l’oeil à parts égales. Dans la vie des autres, comme dans la sienne, Laure Vasconi recherche moins des instants décisifs qu’elle ne fait des instants saisis dans toutes ces vies le moment d’une apparition qui s’ignore. Par son geste, elle confère à la photographie une puissance de révélation, plus que d’enregistrement. Ou s’il s’agit d’un enregistrement, c’est celui de son propre trouble devant ce qu’elle observe. La force qui surgit dans l’image renvoie moins à celle d’un coup d’éclat qu’à celle d’un éclat capté, d’une prise adoucie par une distance polie, sociable plus que sociale. Chez elle, la réalité, intime ou réelle, fictionnelle ou documentaire, ne se dévoile jamais autrement qu’à travers un filtre éthique invitant moins à tout savoir du monde qu’à y chercher juste une place ; une place juste. C’est en s’y situant soi-même qu’on apprend à connaître le monde et à révéler ses traits. Pas en surplomb mais de manière furtive, en quête d’un cadre dans lequel quelque chose résonne. Le spectateur des images de Laure Vasconi n’est capté qu’à la mesure de son propre saisissement face à ce qu’elle regarde, dont souvent nous ne savons rien, sinon que ce rien est tout pour elle. Tout au sens d’un appel à voir, à enregistrer, à partager. 

Laure Vasconi ne fait pas du cinéma, elle laisse le cinéma, en tant que machine fictionnelle, pénétrer son propre imaginaire ; elle ne fait pas non plus d’architecture, mais ajuste son regard à la pratique de la géométrie et au travail de la surface. Avec la photographie, Laure Vasconi a inventé son langage : ajuster les êtres et les lieux, porter attention à ce qui dans un paysage naturel ou dans un espace urbain oriente la manière d’exister, de marcher ou de rêver. Dans ces interactions entre l’air et la matière, entre la terre et le verre, on aperçoit les histoires qu’elle attrape comme un chasseur de papillons agiterait son filet, en douce, de manière à la fois précise et relâchée. Dans sa forme narrative proprement photographique, les couleurs douces ont la valeur des mots, ses cadrages rigoureux celle des phrases.

Dans ses images accumulées depuis plus de vingt ans, entre recherches personnelles et commandes, Laure Vasconi puise depuis plusieurs années une nouvelle envie, pour en prolonger l’histoire et rouvrir le potentiel du médium qui mérite selon elle d’être redéfini dans ses formes de production et de diffusion. Confrontée depuis plusieurs années, comme beaucoup de photographes de sa génération, à une crise de la presse et de la commande, voire à une perte du sens de la production, avec lesquels chacun s’accommode comme il peut, elle a fait d’un moment de flottement l’occasion d’un élargissement de son champ d’intervention et de recomposition de ses formes narratives. « Avant on se croisait entre photographes, on se voyait au labo, en attendant nos travaux, on voyait les tireurs, on passait dans les rédactions, tout ça est fini, on a cessé de se voir et cessé de faire des photos librement », regrette-t-elle. Mais plutôt que de se laisser gagner par l’aigreur ou la nostalgie des temps révolus, elle a déplacé le centre de son dispositif vers la marge de la prise de vue, pour rendre son oeuvre plus vivante encore. Le verrouillage et le formatage du système de la commande ont suscité en elle un désir décuplé de liberté et d’ouverture à des formes renouvelées, désindexées du simple geste de production. Etre photographe, cela peut aussi consister à ramener la photographie vernaculaire au centre des espaces d’exposition ; c’est stimuler chez les jeunes l’envie de se raconter grâce aux traces visuelles oubliées des histoires familiales et des territoires périphériques. Pour elle, seule la réinvention des règles de son métier peut conjurer sa politique de liquidation. 

Mobilisée dès le début des années 2010 sur le projet collectif « France(s) Territoire Liquide », regroupant 43 photographes menant une recherche photographique sur les nouveaux paysages français, elle s’est intéressée de près aux existences des habitants de la banlieue parisienne, de la cité jardin de Stains à la cité du Noyer-Renard à Athis-Mons, ou la cité des 3000 à Aulnay sous Bois. En animant des ateliers et des résidences dans plusieurs villes de banlieue, elle a ainsi collecté un grand nombre d’images et de récits de vie, témoignant de la réalité sociale, politique, architecturale, économique, des quartiers populaires. Des images d’albums de famille, d’archives intimes, dont elle prend soin, dans un travail commun avec des jeunes de Seine-Saint-Denis, à qui elle apprend à découvrir le « sens » de la photographie. Apprendre d’où l’on vient, mais apprendre aussi à accepter d’être vu par l’autre, à travers l’apprentissage du portrait et de la prise de vue. Poser son corps, poser son regard ; c’est aussi dans ce double horizon esthétique qu’elle donne un sens politique et culturel au geste photographique.

Ce déplacement pratique procède chez elle d’une conviction fidèle à ses engagements premiers : documenter les paysages des vies collectives, traversées par des failles intimes. En se faisant le réceptacle d’images excavées, en fouillant telle une archiviste dans les traces populaires de la vie en banlieue, la photographe se transforme en médiatrice. Une autre manière, plus politique, de concevoir son métier, dont le but ultime reste toujours la production d’un objet imprimé : un journal, un cahier, un livre… « Ce qui m’importe, c’est la finalité de chaque projet et la restitution de travaux menés collectivement », dit-elle, (avouant au passage son admiration pour l’oeuvre de l’artiste Gilles Mahé qui du début des années 1970 à la fin des années 1990 n’a cessé de collecter et d’archiver des images, pour faire de la mémoire partagée la matière utopique d’une réinvention sociale.)

Travaillée par la question du paysage, de l’urbanisme et de la mémoire collective qui s’y rattache immanquablement, Laure Vasconi déborde le cadre strict de la photographie urbaine, architecturale ou mémorielle, pour déployer un geste photographique assumant une sorte de dialectique entre tous. Cette porosité entre les genres, proportionnelle à sa curiosité pour les chemins dispersés de la vie, ne l’assigne à aucun territoire esthétique refermé sur lui-même. Comme elle joua dans l’un de ses premiers travaux marquants – les villes de cinéma -, à déambuler et flâner dans des décors de films, appréhendés comme des décors de nos existences, prises dans des scénarios qui nous dépassent, elle déjoue aujourd’hui les codes du métier de photographe, autant que les normes esthétiques, en déambulant à travers eux.

Dans ce déplacement – de position et de statut -, ses propres images traversent une nouvelle déstabilisation, comme la condition d’une réinvention fidèle à l’idée d’un élan fondateur, d’un réajustement aux mondes d’après dont on devine, dans leur incertitude même, qu’ils bousculeront tout, y compris la conscience du présent fracturé. Après tout, la photographie n’appelle qu’à se déborder elle-même pour continuer à capter les regards, aujourd’hui perdus dans ce que le philosophe Peter Szendy appelle le « supermarché du visible ». Conjurer ces effets de perdition invite à « relocaliser » son attention au monde, c’est à dire à faire de son expérience située la condition d’un élargissement du monde. C’est à cette hauteur que les images de Laure Vasconi ont la modestie d’exister.

Infos

Ateliers M1D-Ville de Paris                                                                                                                                                                                                                                   c Laure Vasconi

Née à Stuttgart, Laure Vasconi vit et travaille à Paris.
Après des études d’architecture à Paris, elle étudie la photographie à New York à l’International Center of Photography (ICP) et débute en assistant de nombreux photographes de l’agence Magnum (Bruce Davidson, Burt Glinn, Paul Fusco, Elliot Erwitt, Guy Le Querrec, Raymond Depardon…) tout en menant ses premières recherches personnelles.
Concernée par la question de la mémoire, de l’urbanisme et du paysage, elle travaille actuellement sur la mutation du Grand Paris et participe à la mission Photographique FTL (France(s) Territoire Liquide (Edition du Seuil) et à l’exposition et l’édition Paysages Français à la Bibliothèque Nationale de France (BNF).
Son travail est régulièrement exposé en France et à l’étranger, elle anime des stages dans des collèges, des écoles d’art, au festival des rencontres photographiques d’Arles (RIP) et développe avec le conseil d’architecture et d’urbanisme du 92 (CAUE 92) des interventions dans le cadre d’une photo-école.
Elle publie plusieurs ouvrages avec les éditions de l’Oeil, Filigranes, Le Point du Jour, Médiapop…
Laure est représentée par la
galerie Sit Down.

 

Bibliographie ;

2021 Paris Eclipses, Edition d’Art
2020 Leonard at Home, Edition d’Art
2019 L’Après Jour, Editions Filigranes
2017 Villes de Cinema, Éditions de la FondationFellini

2014 Traqueuse de Fantômes, texte de Serge Kaganski, Éditions Mediapop
2012 Merry Christmas, carnets 1 et 2, Éditions Filigranes
2007-2014 Villes de Cinema, cahiers 1-2, Éditions Filigranes
2005 Fictions Intimes, texte de Philippe Claudel, Éditions Filigranes
2005 Laure Vasconi, Carnet de Création, Éditions de l’oeil
2000 Faux Frère, texte de Sélim Nassib, Éditions Le point du Jour
1997 Souvenirs du Futur, texte d’Eric Perrot, Éditions Filigranes

Ouvrages collectifs;

2020 The World within, Editions du Hangar Photo Art Center
2020 Paris,13 Novembre 2015, du jour au lendemain, co-édition The Wall Projects/13onze15
2019 50 Ans de Photographie Française de Michel Poivert, Editons Textuel
2017 Polyphonies, Alain Rey et Fabienne Verdier, Editions Albin Michel
2017 Paysages Français, Éditions BNF
2014 France(s) Territoire Liquide, texte de Jean Christophe Bailly, Éditions du Seuil
2008 Le Footballeur, Éditions Cosa Nostra
2007 Le boxeur, Éditions Cosa Nostra

Expositions personnelles;


2018 Cité(s) dans le texte 2, Espace Gainville, Aulnay-sous-Bois

2017 Villes de Cinema, Fondation Fellini, Suisse
2017 Villes de Cinema, Institut Français, Bamako 2016 Regards Croisés, Institut Français, Phnom Pehn
2016 Cité(s) dans le Texte et Villes de Cinema, Espace St  Cyprien, Toulouse
2015 Villes de Cinema, MK2 Bibliothèque, Paris
2015 Villes de Cinema, Galerie Sit Down, Paris
2015 Villes de Cinema, Galerie 8, Arles, Festival International de la Photographie
2015 Cité(s) dans le Texte, La Conserverie, Metz
2014 Villes de Cinema, Galerie Dytivon, Angers, Festival Premiers Plans
2013 Merry Christmas, Galerie Sit Down, Paris
2012 Merry Christmas, Kunsthal, Rotterdam
2010 Canal, Biennale de la Photographie, Liège
2008 Instants Dansés, Théâtre de la Cité Internationale, Paris
2006 Odéon théâtre de l’Europe, Paris
2005 Fictions Intimes, Institut Français, Barcelone
2005 Fictions Intimes et Cinema en Villes, Le Bon Marché, Paris
2006 Fictions Intimes, Institut Français, Valence
2004 Instants dansés, Théâtre de La cité Internationale
2004 Villes du Cinema, Le Quartz, Brest
2002 Fictions Intimes, Fondation Metronom, Barcelone
2000 Souvenirs du Futur, La Passerelle, Gap
1997 Russie, les multiples du temps, Centre photographique, Rouen
1997 Souvenirs du Futur, Voyage en Russie, Fondation Lorin, Tanger

Expositions collectives ;

2021 Sortie d’atelier avec Melissa Boucher et Silvana Reggiardo, Galerie Sud, Lyon
2020 The World within, Hangar photo center, Bruxelles
2020 Paris, le 13 Novembre 2015, du jour au lendemain, square du Bataclan

2019 C’est quoi pour vous la photographie, sur une propositionde Bernard Plossu, Médiathèque André Malraux, Tourcoing
2017 Paysages Français, BNF, Paris
2017 France(s) Territoire Liquide, MAMBO, Bogota
2017 France(s) Territoire Liquide, MAM, Medellin
2016 France(s) Territoire Liquide, Bibliothèque Municipale, Lyon
2015 France(s) Territoire Liquide, Arsenal, Metz
2014 France(s) Territoire Liquide, Tri Postal, Lille
2014 Nuit Americaine, avec Julien Magre, La Filature,   Mulhouse
2007 Third Life, avec Xavier Lucchesi et Awen Jones, Les Frigos, Paris
2002 26-12-99, avec Laurent Gueneau, Centre André Malraux, Nancy
2000 Marocs, avec Christophe Bourguedieu et Yto Barada, Carrousel du Louvre avec Le Point du Jour, Paris
1999 d’Est en Ouest, avec Laurent Gueneau, La Filature, Mulhouse
1995 24 Images, avec Jérôme Brézillon, Philippe Lopparelli et Delphine Warin, FNAC Etoile, Paris
1993 Cathares, avec Dominique Mérigard et Eric Bourret, Toulouse, Marseille, Barcelone
1992 Femmes Marocaines, avec Martine Voyeux, Instituts Français, Maroc

Résidences ;

Atelier de Visu Marseille
Institut Français – Barcelone
Institut Français – Phnom Pehn
Ecole d’art Aulnay-sous-Bois

 

Collections ;

Fonds municipal d’Aulnay-sous-Bois
Bibliothèque Nationale de France
Scène nationale, La Filature, Mulhouse
Scène nationale, La Passerelle, Gap
Fonds municipal de Levallois Perret
Galeries Fnac
Collections privées

Born in Stuttgart, Laure Vasconi lives and works in Paris.
After studying architecture in Paris, she studied photography in New York at the International Center of Photography (ICP), starting out as an assistant to many photographers at the Magnum agency (Bruce Davidson, Burt Glinn, Paul Fusco, Elliot Erwitt, Guy Le Querrec, Raymond Depardon…) whilst conducting her own initial research.
Focused on the subject of memory, urban development and landscape, she is currently working on the development of Greater Paris. She is part of the FTL (France(s) Territoire Liquide (Edition du Seuil) photography project and the exhibition and publication Paysages Français at the French National Library (BNF).
Her work is regularly exhibited in France and overseas, she coordinates placements in schools, art colleges, the Arles Photography Festival (RIP) and develops work with Conseil d’architecture et d’urbanisme du 92 (CAUE 92) as part of a photography workshop.
She had published various pieces with Les éditions de l’Oeil, Filigranes, LePoint du Jour, Médiapop…Laure is represented by the gallery Sit Down.

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